Cet article a été rédigé par Jocelyne Burnotte-Robaye, présidente de l’AP3 Wallonie,à la demande de Marie-Christine Rousseau, membre du réseau ITHACA, dans le cadre d’une réflexion sur l’usage du terme « polyhandicap » par rapport à celui de « PIMD », largement utilisé dans les pays anglo-saxon. Ce texte vise à soutenir la spécificité et la pertinence du terme « polyhandicap », qui reflète une réalité différente de celle décrite par le terme « PIMD », ou d’autres termes associés et à maintenir son usage dans les travaux et les pratiques internationales.

La puissance des mots

ou

Polyhandicap, vraiment ?

Il est souvent dit que « Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur de ce monde ». Peu importe que cette pensée provienne du philosophe Albert Camus ou de Brice Parain[1], elle trouve une résonance particulièrement forte dans le domaine du polyhandicap. En effet, pour comprendre et agir efficacement, il est essentiel d’utiliser le bon vocabulaire pour définir les concepts, et ce, dans tous les domaines de la vie. Le choix des mots n’est jamais anodin ; il structure notre compréhension du monde, forge nos perceptions et oriente nos actions. L’utilisation d’un terme précis pour désigner une réalité spécifique permet de s’accorder sur sa signification. Cela favorise une harmonisation des points de vue, essentielle pour la communication et la compréhension mutuelle. Dans le cas du polyhandicap, un bon usage du terme permet de clarifier la situation des personnes concernées et de guider les actions de ceux qui les accompagnent. Il en va de même dans tout domaine où les termes employés influencent directement la manière dont les personnes sont perçues et traitées.

Lorsqu’en France, le terme « polyhandicap » a été introduit au début des années 1970, il a marqué un tournant dans la manière de concevoir et de traiter cette population. Il a permis de mettre un mot précis sur une réalité complexe, jusque-là ignorée et mal comprise. Avant, ces enfants étaient souvent désignés par des termes profondément dévalorisants comme « arriérés profonds », « débiles », et étaient considérés comme inéducables, ne valant pas la peine d’en prendre soin. Le choix de ce mot a non seulement permis de reconnaître l’existence et la spécificité de cette population, mais aussi de remettre en question les pratiques et les attitudes en matière de prise en charge. C’est grâce à ces pionniers (Elisabeth Zucman, Stanislas Tomkiewicz…) que ce terme défini de « polyhandicap » a offert enfin une compréhension de cette population spécifique, soutenant ainsi l’accès une reconnaissance et à des soins et à un accompagnement adaptés.

L’émergence du concept de polyhandicap en Belgique francophone

La création de ce concept de polyhandicap n’a pas seulement marqué un tournant en France, mais aussi en Belgique francophone. Dans les années 1970, ce terme a commencé à émerger en réponse à une situation profondément injuste. À cette époque, comme dans la plupart des pays européens, les enfants atteints de déficience intellectuelle profonde et de handicaps associés étaient appelés « arriérés profonds ». Ces enfants étaient souvent considérés comme inéducables et incurables. Face à cette perception, les médecins conseillaient fréquemment aux parents « de l’oublier et d’en faire un autre », les incitant ainsi à abandonner leur enfant dans une institution, souvent religieuse. Dans ces structures, ces enfants ne recevaient ni éducation ni soins médicaux adéquats, ce qui réduisait considérablement leur espérance de vie.

Cette situation, à la fois inhumaine et intolérable, a poussé des parents à se rassembler pour défendre les droits de leurs enfants. Ils ont milité activement pour obtenir des services adaptés à leurs besoins spécifiques, marquant le début d’un mouvement crucial pour la reconnaissance et la protection des droits des enfants polyhandicapés. En Belgique, cette mobilisation a abouti à la création de services médico-sociaux conçus pour assurer à la fois la protection et la prise en charge médicale des enfants.

L’impact du terme « polyhandicap » sur les aidants et les politiques publiques

L’apparition de ce vocable « polyhandicap » a eu un impact profond, tant pour les aidants que pour les professionnels du secteur. Jusqu’à l’introduction de ce terme, et de sa définition précise, les parents et les aidants de ces enfants ne trouvaient de soutien nulle part. Les associations spécialisées dans la déficience intellectuelle ne prenaient pas en compte les déficiences motrices, tandis que celles dédiées aux handicaps physiques sans déficience intellectuelle refusaient de reconnaître les personnes polyhandicapées comme leurs semblables. Cette exclusion systématique des enfants polyhandicapés de toutes les catégories existantes a été une source de grande douleur pour les parents, qui se sentaient abandonnés de tous.

En Belgique francophone, des figures comme le professeur Jean-Jacques Detraux, avec le soutien de professionnels du secteur médical et éducatif ainsi que de nombreux parents, ont œuvré pour faire reconnaître la spécificité et la complexité du polyhandicap. Ensemble, ils ont fondé l’AP³, une association dédiée à la défense des droits des personnes polyhandicapées et des familles. Cette association a joué un rôle clé dans la reconnaissance des besoins spécifiques de ces enfants, soutenant ainsi la création de services adaptés. Ces efforts ont conduit à des avancées significatives en matière de droits, notamment en ce qui concerne la scolarisation des enfants polyhandicapés, et ce dès les années 1990 en Communauté Wallonie-Bruxelles.

Les réformes successives de l’Etat belge ont fait évoluer différemment les régions, s’inscrivant dans un contexte plus large de réorganisation institutionnelle et de redéfinition des compétences entre les différents niveaux de pouvoirs.

En Wallonie et à Bruxelles, régions francophones, l’adoption du terme « polyhandicap » a permis de mieux définir cette population et ses besoins, facilitant ainsi les actions de lobbying. Sa définition a été intégrée dans le décret de 1995 relatif à la politique des personnes en situation de handicap, qui est une législation importante qui vise à assurer l’intégration des personnes handicapées dans la société en Région Wallonne, Belgique. Ce décret, souvent appelé « Décret de 1995 relatif à l’intégration des personnes handicapées », établit un cadre pour garantir l’égalité des chances, l’autonomie, et la participation des personnes handicapées à tous les aspects de la vie sociale, économique et culturelle.

La reconnaissance de ce vocable a également permis d’ajuster les réponses aux besoins très spécifiques, que ce soit en matière de formation des aidants ou en termes de politiques publiques visant à améliorer la qualité de vie des personnes polyhandicapées et de leurs familles. Des lois spécifiques ont été adoptées et des structures d’accueil adaptées ont vu le jour, offrant un soutien mieux ciblé et plus efficace.

La spécificité du polyhandicap : un besoin de reconnaissance spécifique

Classer le polyhandicap dans des catégories générales telles que les « handicaps de grande dépendance » ou les « handicaps complexes » peut avoir pour conséquence de gommer ses particularités et de nuire à la reconnaissance de ses spécificités. Il est donc crucial de préserver ce qui fait la spécificité de la définition du polyhandicap[2]. Cette reconnaissance n’a pas pour but d’isoler les personnes dans une catégorie à part, mais bien de répondre de manière adéquate à leurs besoins spécifiques, qu’ils soient cognitifs, psychologiques, moteurs ou médicaux. En effet, plus on élargi la définition, moins on peut défendre la spécificité de ces besoins et plus les réponses à ceux-ci vont être difficiles à mettre en œuvre.

Dans les pays anglo-saxons, c’est le terme PIMD[3] qui est le plus souvent utilisé, en particulier dans les milieux académiques et professionnels. Il décrit une condition similaire, où une personne présente une déficience intellectuelle profonde et des handicaps multiples, souvent moteurs, sensoriels et de communication.

Le polyhandicap et le PIMD sont donc deux termes utilisés dans le domaine de la santé pour décrire des situations de handicap complexes, mais ils ne recouvrent pas exactement la même réalité, bien que les deux terminologies entraînent une dépendance quasi totale à l’environnement et aux soins quotidiens, rendant nécessaire une assistance constante.

Mais ces deux termes présentent des différences notoires, le polyhandicap mettant l’accent sur l’intrication des différentes déficiences (motrices, intellectuelles et sensorielles) et leur précocité, alors que PIMD se concentre davantage sur la gravité de la déficience intellectuelle en combinaison avec d’autres déficiences multiples.

En résumé, bien que ces deux termes se réfèrent à des conditions similaires, ils sont issus de contextes différents et peuvent inclure des nuances spécifiques en fonction des pays et des systèmes de soins concernés. En français, le terme handicap n’est pas (plus ?) perçu comme péjoratif mais souligne l’écart entre la norme et la réalité de la personne concernée. Mettre alors l’accent sur la déficience va être perçu par les parents comme stigmatisant et blessant. Alors que dans les pays anglo-saxon, c’est le terme handicap qui est vécu comme très négatif et engendre un rejet très marqué.

Le besoin impératif de maintenir le terme « polyhandicap » dans les recherches internationales

L’harmonisation des termes « polyhandicap » et « PIMD » est nécessaire pour plusieurs raisons liées à la clarté, à la cohérence, et à l’efficacité des pratiques et des politiques en matière de handicap.

Si les termes « polyhandicap » et « PIMD » sont parfois utilisés de manière interchangeable, ils peuvent aussi être perçus différemment selon les contextes et les pays. Associer ces deux termes en PIMD/Polyhandicap permettrait d’assurer une compréhension commune parmi les chercheurs, les professionnels de la santé, les éducateurs, les familles, et les décideurs politiques. Cela évite les malentendus et permet une communication plus claire et efficace.

Une terminologie harmonisée simplifie la collecte de données et la conduite de recherches. Les études comparatives entre différentes régions ou pays deviennent plus faisables, et les résultats peuvent être interprétés de manière plus homogène.

Les politiques publiques et les décisions de financement dépendent souvent de la manière dont les besoins sont définis et catégorisés. Un maintien du terme polyhandicap permet une allocation plus juste et plus ciblée des ressources, en veillant à ce que toutes les personnes concernées reçoivent un soutien adéquat et que les politiques répondent effectivement à leurs besoins spécifiques.

En résumé, l’harmonisation des termes « polyhandicap » et « PIMD » est cruciale pour assurer une compréhension partagée, améliorer la cohérence des pratiques et faciliter la recherche.

En conclusion, le choix des mots pour nommer les réalités humaines a un impact profond sur la manière dont ces réalités sont perçues et traitées. Dans le domaine du polyhandicap et dans l’espace francophone, utiliser un terme approprié comme « polyhandicap » plutôt que des expressions stigmatisantes ou réductrices permet de reconnaître la complexité des situations vécues par ces personnes et d’ajuster les réponses sociales, éducatives et médicales à leurs besoins spécifiques. Ainsi, bien nommer, c’est déjà une forme d’action pour réduire le malheur de ce monde, en commençant par offrir une reconnaissance juste et respectueuse de ces personnes concernées.

Jocelyne Burnotte-Robaye

Présidente AP³Wallonie

[1] Camus, « Sur une philosophie de l’expression », compte-rendu de l’ouvrage de Brice Parain, Recherches sur la nature et la fonction du langage, éd. Gallimard, in Poésie 44, n° 17, p. 22.

[2] INSERM voir l’expertise “Polyhandicap » 2024.

[3] PIMD-“Profound Intellectual and Multiple Disabilities”